Interview de Vanessa Larue & Maxime Fortelle, ergonomes (mars 2013)

La conférence « Je dis Web » sur le thème de l’ergonomie appliquée aux solutions mobiles a eu lieu jeudi 14 mars 2013. Nous avons posé quelques questions à Vanessa Larue et Maxime Fortelle, conférenciers de cette soirée.

→ Evénement organisé et compilation de 2 articles initialement rédigés le 28 février 2013
par Sandrine pour l’association Chambé-Carnet

Comment êtes-vous devenus des professionnels de l’ergonomie ?

vanessa-larueVanessa : Mon parcours assez atypique m’a permis de découvrir plusieurs domaines des sciences humaines avant d’intégrer un master en ergonomie cognitive. De formation d’ingénieur linguiste, je me suis orientée vers ce master parce qu’il alliait la prise en compte de l’humain, de ses comportements, à la connaissance de systèmes informatiques avec comme objectif principal d’adapter ces systèmes aux personnes qui les utilisent.

J’ai intégré l’équipe d’ergonomes du groupe Altran en 2007, et cela m’a amené à travailler pour différentes entreprises : Orange, Casino….et à travailler sur de multiples interfaces : logiciel (propriétaire ou open source), web, mobile….tantôt pour le domaine professionnel, tantôt pour des produits ou services grand public.

Depuis 2009, chez Altran, nous avons créé une practice en ergonomie nommée USERS (Usability and Ergonomic Solutions) dans laquelle interviennent 6 ergonomes confirmés dans le domaine des interfaces et un spécialiste du facteur humain et organisationnel. Nous contribuons à la conception centrée utilisateur pour développer des interfaces simples, innovantes et adaptées. Nous intervenons pour réfléchir à une méthodologie sur-mesure en fonction d’un besoin exprimé, nous participons autant à la conception qu’à l’évaluation d’une interface dans le but de les optimiser.

maxime-fortelleMaxime : J’ai fait des études de psychologie sociale entre Nancy et Metz. Puis en dernière année de Master, j’ai découvert grâce à des cours d’ergonomie que l’on pouvait exploiter l’étude des comportements humains dans la conception de produit.

En 2007, l’année de l’obtention de mon diplôme, le milieu du web recherchait des experts en utilisabilité. Et grâce à Netway, j’ai eu l’opportunité d’exercer mon métier entre le Luxembourg et la Belgique. C’est là, que j’ai découvert FLUPA en 2009.

Et puis, je suis arrivé à Grenoble en 2010 pour travailler pour la société Floralis via sa Business Unit Multicom. Multicom est spécialisé en ergonomie des IHM et pour l’innovation. Nous y sommes 5 ergonomes aux profils différents (sociologie, psychologie, science cognitive, etc.). Nous faisons du conseil en ergonomie sur des projets très divers : progiciel, site web, projet de recherche universitaire, application mobile, technologie muséale, etc. Nous ne nous cantonnons pas au web, nous essayons de travailler sur des problématiques qui replacent les utilisateurs au centre de la conception de produits numériques.

Pourquoi avez-vous rejoint l’association FLUPA ?

Flupa Maxime : Travaillant au Luxembourg, j’ai découvert FLUPA (France Luxembourg User Experience Professionals Association) qui commençait alors à faire parler d’elle en 2009. Le but de l’association était de faire connaître l’ergonomie des logiciels aux différents acteurs IT Luxembourgeois. Grâce au réseau de ses membres, l’association a pu d’abord s’expatrier à Paris, puis sur plusieurs villes en France. En 2013, l’association a bien grandi avec plusieurs antennes dans toute la France : Paris, Metz, Rennes, Toulouse, Grenoble et un événement national : le UX-Day.

Pour ma part, j’ai d’abord rejoint l’association pour pouvoir discuter avec d’autres ergonomes (métier et méthode). Puis, je me suis pris au jeu de l’organisation de conférences sur Luxembourg, puis Grenoble. L’idée était de faire venir des conférenciers qui m’intéressaient pour leurs thématiques et de les faire intervenir dans ma ville. C’est comme cela que j’ai pu rencontrer des personnes passionnées par leur métier, comme Vanessa. Finalement, j’ai poussé l’idée plus loin pour co-construire une conférence nationale qui devint le UX-Day.

Actuellement, l’antenne Grenobloise de FLUPA a été reprise par Elena Elias qui travaille à l’Université Joseph Fourier sur un projet de Serious Game. Sur Grenoble, après un événement reporté faute de participants, l’association va essayer de relancer des apéros et des petits déjeuners sur des thèmes fédérateurs.

Vanessa : J’ai connu la FLUPA lors d’un congrès de l’UPA – association qui regroupe des spécialistes de l’UX (User Experience) au niveau mondial – à Munich en 2009. On m’avait présenté la FLUPA comme étant l’antenne Franco-Luxembourgeoise de l’UPA, la Usability Professionals’ Association.

Après cette première rencontre le hasard a voulu que je collabore à des projets en ergonomie avec Maxime qui était, à ce moment là, le trésorier de l’association. Sa motivation et son envie de « faire » m’ont donné envie d’intégrer cette association pour participer aux événements dans la région Rhône-Alpes. Ces rencontres sont essentielles pour échanger et partager sur nos pratiques entre collègues du monde de l’UX et de la CCU (conception centrée utilisateur).

Qu’est-ce qui vous plaît & vous motive le plus dans votre travail ?

Maxime : Ce qui me plaît dans mon travail, c’est d’être au contact des utilisateurs pour valider les innovations et les concepts sortis de la tête des créateurs. Les créateurs peuvent être issus de domaines très différents : collectivité locale, ingénieur, marketing, designer, chercheur, etc. Chaque domaine a des arguments pour sortir un produit ou un service, mais l’aspect humain n’est parfois qu’un concept éloigné. L’ergonome est là pour adapter le produit au plus grand nombre d’utilisateurs possible.

Mais il faut bien reconnaître que tout cela reste souvent de la théorie. Trop souvent, la réalité de l’ergonome, c’est d’appliquer des règles et des normes sur des produits quasi-finis ou de créer des boutons plus ou moins gros. C’est pourquoi il faut continuer d’évangéliser les concepteurs et les porteurs de projets pour avoir des budgets afin d’intégrer l’ergonomie dans les processus de création.

Vanessa : Ce qui me motive, et cela depuis le début, c’est de participer à simplifier la vie des usagers. Il est vrai qu’un projet idéal correspond pour moi à une collaboration étroite avec les développeurs, les marketeurs et les designers.

C’est bien le principe de la co-conception qui permet de véritablement mettre la technologie au service de l’utilisateur. Il s’agit de réfléchir ensemble à construire un produit ou un service adapté et accessible à tous les profils. Le but recherché est de leur faire vivre une expérience d’utilisation agréable et confortable.

Quels sont les bénéfices ou inconvénients de l’ergonomie, notamment appliquée au web mobile ?

Maxime : Concernant les bénéfices, le fait d’intégrer des méthodes ergonomiques dans la conception d’un produit permet d’abord de le rendre acceptable et utilisable par les utilisateurs. Ce qui signifie qu’il vont l’utiliser et/ou l’acheter plus facilement. Pour l’équipe de conception, c’est de faire les bons choix pour éviter de faire des upgrades correctifs et donc de se concentrer sur les innovations plutôt que sur les corrections.

Concernant les inconvénients, je dirais que le principal inconvénient concerne le temps que l’on veut mettre dans une étude ergonomique. Pour traiter des données, il faut prendre du recul et commencer avant de lancer le développement d’un produit. Cela prend du temps et donc de l’argent.

Pour parler web mobile, je dirais que le bénéfice est important car nous sommes dans une technologie récente et qu’il y a encore peu de connaissance concernant les usages et les besoins des utilisateurs. Et donc, les innovations et les services doivent être utilisables pour espérer percer dans ce marché récent. De plus, le nombre de terminaux différents implique qu’il faut être capable d’adapter son produit à chaque type d’usage ( smartphone, tablette, e-PC,etc.).

Par exemple, le cas où un utilisateur va utiliser la fonction Trafic, dans Google Maps, sur son smartphone et au volant de sa voiture. L’une des questions à se poser serait : comment faire pour minimiser le risque d’accident ? A partir de là, on peut essayer d’y répondre en essayant de comprendre comment l’utilisateur tient son smartphone, sur quelles types de route il l’utilise et pourquoi il l’utilise, etc.

Existe-t-il des outils qui peuvent faciliter le travail en conception lorsqu’on n’a pas le temps ou les ressources pour faire appel à l’expertise d’un ergonome ?

Vanessa : Mon avis sur ce point est que l’on peut avoir une « sensibilité » à l’ergonomie, que l’on peut évidemment interroger ses utilisateurs pour répondre à des questionnements précis liés à une interface, que l’on peut appliquer certains critères facilement (homogénéité…). Mais cela ne remplace par l’intervention d’un ergonome. L’apport peut se faire sur des points de détails, mais il faut garder en tête qu’un investissement qui peut paraître important au départ permet à l’arrivée de faire des économies importantes. Les spécialistes s’accordent à dire que pour 1€ investi en analyses ergonomiques, de 10 à 100 € sont économisés (ou gagnés) par la société. Ce ROI peut également être vérifié par :

  • Une augmentation des ventes
  • Une diminution des appels au support client de l’ordre de 66 %
  • Une augmentation de la satisfaction des utilisateurs

Y-a-t-il des types de projets pour lesquels l’approche ergonomique est incontournable ?

Maxime : Pour moi, l’ergonomie est importante sur tous les projets. Pour le web mobile, elle permet de faire la différence dans un secteur très concurrentiel. Plus l’utilisateur est performant, plus il utilise un produit, et plus la société fait des retours sur investissement, donc des profits. C’est une valeur ajoutée qui fait la différence, au même titre que l’aspect esthétique.

Dans un secteur innovant ou professionnel, elle permet une meilleure acceptabilité du produit par les utilisateurs. Le projet de Vanessa en Afrique, que nous aborderons pendant la conférence, en est d’ailleurs un bon exemple.

Toutefois, l’ergonomie n’est pas seulement une histoire d’IHM, elle doit s’intéresser au contexte d’utilisation d’un produit qui comprend l’environnement, la culture et les compétences des utilisateurs ainsi que leur accès à la technologie. L’ergonomie doit permettre d’optimiser la forme (IHM) et le fond (contenu adapté).

Quels sont les outils ou techniques que vous utilisez le plus souvent ?

Maxime : Plus que des outils, ce sont des méthodes d’intervention qui permettent de faire de l’ergonomie : entretien, séance de conception participative, grille d’analyse, tests utilisateurs avec ou sans eye-tracking, études bibliographiques, observation, etc. Ces méthodes permettent de récolter des données sur les utilisateurs, et c’est dans le traitement et la formalisation de ces données que le travail de l’ergonome prend toute sa valeur.

Ensuite, pour formaliser, j’utilise des outils de bureautiques pour faire des représentations graphiques, des graphes et pour rédiger mes recommandations. Généralement, ça donne un gros rapport qu’il faut adapter aux personnes qui devront concevoir le produit. Du coup, pour rendre le travail plus parlant et pour qu’il soit lu par un maximum de monde, je fais des maquettes et des story-boards via Axure ou Balsamiq que j’annote. C’est beaucoup plus compréhensible et lisible car personne ne lit les rapports de 100 pages.

Existe-t-il des outils qui facilitent le travail en conception lorsqu’on n’a pas le temps ou les ressources pour faire appel à l’expertise d’un(e) ergonome ?

Maxime : Pour moi tout le monde peut faire de l’ergonomie à moindre coût, il suffit d’un budget de temps nécessaire et d’avoir un recul objectif sur son produit ainsi que des capacités d’analyse importantes pour traiter les données. Du coup, il est tout a fait possible d’améliorer l’ergonomie d’un produit en réalisant des tests utilisateurs « quick n’ dirty » avec quelques utilisateurs et/ou d’utiliser une grille de critères que l’on trouve facilement sur le web. En parlant ainsi, je ne prêche pas pour ma paroisse, mais je pourrais aussi vous dire qu’un développeur pourrait très bien faire le travail d’un infographiste.

Ce qui est important, c’est que l’ergonomie doit être faite par une personne qui possède le temps, les méthodes et l’expérience pour mener à bien son étude sur l’utilité et l’utilisabilité d’un produit. Et qui de mieux pour collaborer à ces questions que des ergonomes rompus aux méthodes de tri de cartes, de tests utilisateurs, d’entretien, de maquettage, etc.

Avez-vous noté une évolution de votre métier ces dernières années ?

Vanessa : L’ergonomie cognitive, qui se distingue de l’ergonomie physique, est au départ la science qui analyse les interactions entre l’homme et son environnement de travail avec comme objectif d’en améliorer les conditions. L’ergonomie informatique, qui découle de l’ergonomie cognitive, est beaucoup plus récente. Cette notion englobe le principe d’utilisabilité qui correspond à la capacité d’un produit ou d’un service informatique à permettre à son utilisateur de réaliser une tâche – pour laquelle le produit a été conçu – avec efficacité, efficience et satisfaction.

Après cette définition rapide, je dirai que l’évolution de notre métier tient en la formation d’autres métiers à des modules en ergonomie. Cela amène à une confusion dans la compréhension de ce que chacun peut/sait faire.

Aujourd’hui, on parle de designer d’interaction, de spécialiste UX et tout se mélange un peu. Ce qui est important de garder à l’esprit est que l’ergonome connait, en partie, le fonctionnement du cerveau humain, il est garant de l’analyse fine de la tâche et de l’activité des utilisateurs et les résultats de son étude ne se limitent pas seulement au maquettage.

Maxime : Pendant mes 5 années d’expérience, j’ai constaté que le métier n’avait pas vraiment changé, mais les profils et les titres avaient changé. Tout le monde fait de l’ergonomie, c’est devenu une compétence plus qu’un métier. Aujourd’hui, les designers d’interaction, les UX designers, les développeurs, les web designers, les designers, etc. utilisent des méthodes similaires à celle de l’ergonomie pour des objectifs identiques. La compétition est rude.

Je me souviens de la conférence de Maurice Svay sur les tests quick’n dirty en web agency. La première fois que j’ai vu cette vidéo, je me suis dit que l’on était en train d’enterrer mon métier. Toutefois, avec du recul, il est quand même préférable d’avoir un peu d’ergonomie que pas du tout. D’ailleurs, la mission de FLUPA va bien dans ce sens, et il n’est pas question de faire de l’ergonomie qu’une affaire d’ergonome.

Et puis, il y a des technologies où l’ergonomie est moins mature que dans le web. Mais le problème reste le même, il faut un budget et du temps. Ce qu’on oublie aussi, c’est qu’il faut surtout une expertise qui va vous faire gagner du temps et de l’argent.

Selon vous, quel est l’avenir de l’ergonomie / l’expertise en ergonomie ? (web mobile, nouveaux usages, nouveaux supports, etc.)

Maxime : L’avenir de l’ergonomie est parallèle à celui de la technologie. A chaque nouvelle technologie qui émerge, de nouveaux problèmes d’usage se posent et de nouveaux services se créent, qui ont besoin d’être facilement utilisables pour être acceptés par les utilisateurs. Du coup, il y aura toujours un besoin. Et puis le marché de l’ergonomie sait aussi se réinventer pour relancer des concepts pas si nouveaux : UX, Usability, Persuasive design, etc.

Vanessa : Tant qu’il y aura des utilisateurs et des interfaces, il y aura besoin d’ergonomes. Nos études évoluent en fonction des innovations, par exemple les interfaces tactiles nous ont amené à redéfinir les usages, et il est toujours nécessaire de faire appel à des utilisateurs pour comprendre ce qui sera logique pour eux. Ces études nous permettent notamment de réaliser des guidelines très utiles pour la conception.

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